Connaissiez-vous vraiment Pierre Tanguy ?

Ce texte est écrit par le plus proche collaborateur de Pierre et aussi son ami, Jean-Claude Koechlin. Jean-Claude a été l’adjoint de Pierre à l’IPSN et  a pris sa suite quand Pierre est parti à EDF.

Jean-Claude a transmis à Chantal ce texte en juillet 2016, quelques mois après la mort de Pierre. Jean-Claude est décédé en décembre 2017, 60 ans après sa première rencontre avec Pierre.
Un grand merci posthume à Jean-Claude pour nous avoir partagé ces souvenirs drôles et émouvants.
Je peux vous imaginer tous les deux réunis à vous (re)raconter vos blagues préférées.
J’aimerais bien connaître celle des farts européens et américains et celle des petites puces anglaises qui traversent la France en moto … !

Que de beaux souvenirs et quel bel hommage à  « une amitié de diamant » !

Pierre en 1958 – voilà l’homme aux yeux bleus qui fait craquer l’hôtesse de l’air !

 

CONNAISSIEZ VOUS VRAIMENT PIERRE TANGUY?

par Jean-Claude Koechlin

juillet 2016

Premières rencontres à Orly

Pierre et Chantal Tanguy ont fêté leurs noces de diamant (60 ans) en 2014. Pierre et moi devions fêter l’an prochain notre « amitié de diamant»  car c’est à l’automne 1957 que nous nous sommes rencontrés pour la première fois à l’aéroport d’Orly (Roissy n’existait pas encore) en partance pour New York avec un troisième compagnon de voyage professionnel, Jean Bussac.

Jeune Supelec de 30 ans j’étais solidement encadré par deux polytechniciens à peu près de mon âge (NDLR, Pierre n’avait pas encore 28 ans). Nous ne nous connaissions pas. Je savais seulement que mes deux compagnons étudiaient comme moi les réacteurs nucléaires au Centre de Recherche de Saclay, tous deux sur le plan théorique alors que mon travail était expérimental.

Le radin généreux

Au moment de l’annonce de notre embarquement imminent, Pierre avait disparu. Nous l’avons retrouvé perplexe devant une sorte d’appareil à sous. C’était en fait un distributeur d’assurances sur la vie limité aux trajets aériens. Nous l’avons alors entrainé vers l’avion d’Air France et embarqué vite fait.

Pendant le vol Pierre nous a expliqué que sa perplexité était due au fait qu’il devait choisir entre trois tarifs de cotisation correspondant à trois niveaux de la prime versée à la veuve en cas de plongeon au fond de l’océan. En bon mathématicien et ingénieur de l’aéronautique, il avait évalué la probabilité de ce plongeon et conclu que le risque était très faible, mais dans un dernier scrupule il avait quand même souscrit une assurance en faveur de son épouse au tarif le plus bas. Il eut quand même cette réaction désabusée :
« Si cela se passe mal, en touchant sa prime, Chantal se dira « Radin jusqu’au dernier souffle ».

Dragué pendant son sommeil!

Et nous sommes partis pour l’Amérique dans le plus bel avion de l’époque le « Constellation» vautrés dans des fauteuils de 1ère classe car en ce temps là, notre employeur encore très riche, le C.E.A., estimait que pour obtenir le meilleur rendement de leurs missions, ses jeunes ingénieurs ne devaient pas arriver fatigués à destination et devaient donc voyager dans le meilleur confort. Peut-être n’avait-il pas pris en compte le risque de « champagne à volonté» qui figurait dans la tradition 1ere classe Air France de l’époque. Le fait est que nous n’avions plus les idées très claires en arrivant à New York, mais vu notre jeune âge, après une bonne nuit d’un hôtel confortable, notre pleine forme est revenue.

De ce vol sans histoire, il me revient à l’esprit un petit dialogue avec une ravissante hôtesse de l’air apparemment peu farouche :
–« Pardon, Monsieur, ce bel homme aux yeux bleus endormi derrière vous, avec lequel je vous ai vu parler tout à l’heure, vous le connaissez bien ?
–« Non, pas encore très bien, mais nous partons ensemble aux Etats-Unis pour une mission scientifique; nous nous connaitrons mieux dans quelques jours »
—«Bien, mais vous savez, il fait un grand honneur à nos bons vins et à notre champagne
—« Ah, bon! mais ne forcez pas trop, nous allons en Amérique pour travailler
—« Oui, mais vous savez peut-être que notre consigne est de ne jamais refuser en 1ère classe une boisson à nos passagers, sauf s’ils sont ivres, grossiers ou agressifs.
—-« N’ayez crainte à cet égard, je le connais assez pour vous rassurer, c’est un homme courtois et doux
—« Ah ! j’aime les hommes doux et surtout aux yeux bleus
—Il est marié, vous savez, et je crois même qu’il est père de famille
—« Dommage !
—« Et en plus, je pense qu’il est fidèle
—« Quelle horreur! un si bel homme, ça s’partage !
Et elle s’est éloignée en riant, fière de sa répartie.

Arrivés à New York, j’ai raconté à mes compagnons la drague de l’hôtesse. Pierre n’a pas paru étonné comme si la drague par une ravissante créature était pour lui une chose bien banale. Il m’a quand même remercié en me disant «Tu es un bon chaperon ». C’était gentil.

Un chef aussi gentil que rapide …

Nous sommes alors partis pour une magnifique et passionnante randonnée à travers les Etats-Unis en avion et en voiture visitant une demi-douzaine de centres nucléaires. Bien que le plus jeune, Pierre prit d’autorité et tout naturellement la direction de notre petit groupe car il avait déjà fait un séjour d’étudiant aux Etats-Unis et de ce fait parlait l’anglais mieux que nous avec un charmant accent français mais pas aussi charmant que celui de Bussac qui noirs étonnait par son accent distingué des Yvelines. Tous deux nous nous sommes rapidement rendus compte que Pierre avait les dons d’un meneur et que nous assistions à la naissance d’un chef. Ce n’était pas pour nous déplaire car il exerçait son talent avec efficacité et discrétion.

Nous n’avons jamais trouvé d’hôtel à chambres triples. Bussac étant l’ainé, nous lui avons Pierre et moi laissé une chambre single et partagé une chambre double à lits jumeaux. Là Pierre m’a stupéfié par sa rapidité à se laver et à se coucher. Je n’ai jamais pu me mettre au lit avant lui. Je me suis demandé si cette célérité n’était pas dûe à son impatience ou à celle de son épouse ou aux deux probablement : «Alors tu viens ? Qu’est-ce tu fabriques ? »

Un grand bonhomme

De retour à Saclay, nos trajectoires professionnelles se diversifièrent mais ce voyage Outre-Atlantique avait laissé des liens amicaux solides qui ne se sont jamais dénoués. Pierre confirme ce que nous avions pressenti : une carrière brillante, chef de département à moins de 40 ans, directeur à moins de 50 ans et surtout une stature internationale qui fit de lui l’un des grands noms de la sécurité nucléaire sur le plan mondial dans les vingt dernières années de sa vie professionnelle.
En 1978, lorsqu’il fut nommé Directeur de l’Institut de Protection et de Sureté Nucléaire, j’appris qu’il cherchait un adjoint. Comme j’avais moi-même fini mon temps de sept années comme Chef de Cabinet du Haut Commissaire, je posai ma candidature qu’il ne laissa pas trainer avec cette rapidité de décision qui le caractérisait. Je vécus alors les sept années les plus épanouies de ma vie professionnelle.
Pierre avait une autorité naturelle qui s’imposait par ses compétences scientifiques, son calme, son charisme, son jugement, sa vivacité d’esprit et puis la qualité la plus précieuse pour un collaborateur, à partir du moment où il l’avait bien jaugé, il savait faire confiance. Nous avons eu dans nos relations de temps à autre des moments de tension, très rarement je dois le dire ; nous les apaisions par l’humour. Comme il était d’une famille bordelaise catholique et moi d’une famille mulhousienne protestante, il me disait avec une ironie féroce : « On n’en a pas tué assez à la St. Barthélemy» et je répondais « Vive St. Barth» l’abrégé de l’île St. Barthélémy, île paradisiaque des Antilles, bien connue des navigateurs et des amoureux. Et la tension s’évanouissait.

Le vrai gag: Pierre socialiste

Au début des années 80, dans un article sur la sécurité nucléaire, un jeune journaliste de l’Express écrivit en évoquant le rôle de Pierre: « Pierre Tanguy qui ne se cache pas de voter socialiste … » Ainsi naquit une rumeur qui fit sourire tous ceux qui connaissaient bien Pierre. Mais les rumeurs sont souvent tenaces. J’appris par exemple par un député de mes amis que Pierre figurait dans le fichier de l’Assemblée Nationale comme sympathisant socialiste. J’avais déjà remarqué que les syndicalistes CGT et CFDT du CEA étaient moins agressifs avec lui qu’avec d’autres directeurs notoirement de droite mais quand vint l’annonce de la venue prochaine d’un nouvel administrateur général, la rumeur gonfla à nouveau jusqu’à citer Pierre comme l’un des favoris pour cette haute fonction, compte tenu de sa compétence certes, mais aussi de ses supposées sympathies Socialistes .. Hélas! à la grande déception des admirateurs de Pierre (dont j’étais),la rumeur se dégonfla très vite quand apparut le nouveau promu, polytechnicien lui aussi, mais venant de I’Elysée, conseiller technique du Président, brillant, socialiste bon teint, mais novice en matière nucléaire (disparu aujourd’hui)

Conclusion : les fichiers de l’Elysée sont plus fiables que ceux de l’Assemblée Nationale Ce qui peut paraître curieux dans ce gag, c’est que Pierre ne l’ait jamais démenti. Vis à vis de ses amis, c’était inutile, tant la ficelle était grosse, mais vis à vis des autres, je me suis rendu compte que cela l’amusait et l’amuserait aussi longtemps que cela ne lui porterait pas tort

Un chef un peu trop dominateur !

Je dois avouer que Pierre m’énervait quelque peu : dans presque tous les domaines, il était meilleur que moi; il avait fait des études supérieures plus prestigieuses, il était un peu plus grand et me toisait ! (gentiment, il est vrai), il était plus beau,(ce n’est pas son épouse qui me contredira), il me battait au tennis, il était plus fort que moi au bridge, il était plus rapide, par l’esprit mais aussi par les jambes (marathonien à Paris et à … New York). C’était très agaçant!
Il est vrai que dans le domaine nucléaire, nous étions complémentaires, lui théoricien, moi, expérimentateur, ce qui l’amenait à me consulter assez souvent.

En revanche, le seul domaine où mon bagage était plus étoffé, c’était l’humour. Je possède un répertoire plus riche, du soft au hard, où il puisait volontiers : par exemple l’histoire sur les farts européens et américains (mon exclusivité mondiale !) ou encore l’histoire de la randonnée en moto à travers la France des charmantes petites puces anglaises Margaret et Betty. Le dernier souvenir que j’ai de Pierre dans le domaine de l’humour est l’histoire de la culotte de la petite fille qui fait la roue. Chantal connaît bien toutes ces histoires et pourra vous les raconter.

Ce jour où ma conviction fut complète

Je souhaiterais enfin évoquer un épisode de la vie professionnelle de Pierre qui fut assez révélateur de sa personnalité.

Le cadre était la salle d’honneur du Commissariat à l’Energie Atomique où se réunissaient, pour les décisions importantes, les directeurs concernés par le sujet sous la présidence d’André Giraud, à l’époque numéro 1 du C.E.A. avant de devenir Ministre de l’Industrie puis Ministre de la Défense quelques années plus tard. J’assistais au second rang comme collaborateur direct du Haut Commissaire.

L’objet était de décider la réalisation d’un nouveau réacteur nucléaire dont Pierre Tanguy devait avoir la responsabilité. Peu importe la technique en question, mon propos réside dans l’affrontement entre deux hommes de caractère, dont les regards peuvent passer du bleu acier au bleu layette selon les circonstances.

André Giraud citait assez souvent cette maxime; « On ne s’appuie que sur ce qui résiste» L’homme était très intelligent, brillant et très autoritaire (aujourd’hui lui aussi disparu) Il n’aimait guère qu’on lui résiste et donc ne s’appuyait pas très souvent sur son interlocuteur

Lorsqu’il tira les conclusions de la décision à prendre, une main s’éleva, celle de Pierre, pour dire ceci : « Monsieur l’Administrateur Général, je crois que vous allez faire une erreur« .
Cette observation énoncée très calmement fut suivie d’un silence de stupeur autour de la table: il avait OSÉ, les deux regards bleu acier se toisèrent : « Eh! bien, répondit Giraud, si je dois faire une erreur, c’est le moment de me le dire, je vous écoute Tanguy».

Pierre exposa alors paisiblement les raisons de son désaccord et proposa une conclusion différente, non sur le fond de la décision mais sur la méthode de réalisation.

Visiblement impressionné par l’argument, Giraud accorda une assez large satisfaction à Pierre, je dis « assez », car il n’était pas homme à « capituler en rase campagne» .
Les mines des présents ( dont la mienne) se détendirent et André Giraud sut ce jour-là qu’il pouvait « s’appuyer» sur Pierre Tanguy.

Et pour ma part, ce jour-là, je sus qu’à toutes les qualités que j’ai évoquées,s’ajoutaient chez Pierre, le sang-froid et l’audace

Ma conviction se confirmait : Pierre Tanguy était bien de la race des SEIGNEURS.

Ci-dessous le document original reçu de Jean-Claude numérisé.

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