70 ans d’Henri Legrand

Pierre a écrit ce toast pour les 70 ans d’Henri Legrand, en 1995.
C’est un dialogue entre un inspecteur (de la sécurité sociale) et un docteur.

Docteur  – Bonjour, Monsieur l’Inspecteur !

Inspecteur – Je viens voir si vous avez des problèmes pour remplir les questionnaires relatifs aux dossiers médicaux que vous devez désormais tenir pour les « plus de 70 ans », conformément à la circulaire récente du Ministère de la Santé.

Docteur  – Non, j’ai déjà rempli les dossiers de plusieurs de mes clients, Monsieur Azaïs, Monsieur Chancerelle, et je n’ai rencontré aucun problème, ce sont tous de la graine de centenaires que ces luziens-là. Par contre j’ai de sérieuses difficultés avec le dossier du dernier en date, Monsieur Henri Legrand.

Inspecteur – Ah bon !

Docteur – Oui, il est tout à fait « hors normes » pour le questionnaire.

Inspecteur – Voyons voir et commençons par le début.

Docteur – D’accord. Je lis la première question : « allaitement maternel ». Il ne se rappelle plus. Il perd sans doute un peu la mémoire .. Il est vrai que cela fait déjà un bail .. L’ennui, c’est que je ne peux pas remplir les cases de la puberté si je n’ai pas la réponse à cette question d’allaitement.

Inspecteur – Oui, de fait, c’est très important. Voyez aujourd’hui la pub sur l’air bag dans les voitures, le « sac d’air » pour Monsieur Toubon, fait référence au sein maternel. C’est la sécurité, il n’y a pas de doute. Remarquez, à l’époque de Monsieur Legrand, on n’avait sans doute pas encore inventé le biberon, et je crois que vous pouvez cocher « allaitement maternel ».

Docteur – Alors, la suite : Maladies infantiles, normales, je pense. Puberté, là Monsieur Legrand a été très réticent pour se livrer. J’ai considéré qu’il y avait prescription, et j’ai coché « normal ». Mais ensuite, un gros problème, tuberculose à 18 ans.

Inspecteur – Ah oui. Vous savez qu’à cette époque, les mères de famille ne mariaient jamais leur fille à un tuberculeux. Il a donc dû rester célibataire votre Monsieur Legrand. Je note.

Docteur – Qu’est-ce que vous notez?

Inspecteur – Je lui retire des points. Les célibataires vivent moins longtemps que les hommes mariés.

Docteur – Mais alors, vous pouvez lui remettre. Il a dû tomber sur une belle-mère exceptionnelle, car Monsieur Legrand a pu se marier. S’il a eu des difficultés, il ne m’en a pas parlé. Je continue par les Maladies Professionnelles. Là, je vois qu’il a travaillé en 58-60 chez Coca-Cola.

Inspecteur – Ouh là là! Là c’est grave, vous savez que c’est un produit chimique très corrosif …

Docteur – Eh oui, mais ensuite, il est passé dans le vin ..

Inspecteur – Là, bien mieux. Pasteur a dit que …

Docteur – Oui, mais il parlait du Bordeaux. Monsieur Legrand travaillait dans des vins bien moins nobles, au mieux le Corbières, et encore, à la limite. Pour le foie, pas terrible …

Inspecteur – Ah ah! Hépatite ?

Docteur – Non, il est passé au travers. Mais ensuite, un gros problème potentiel : 30 ans dans l’industrie du papier.

Inspecteur – Aie, le papier, c’est très polluant.

Docteur – Oui, et il en a manié des quantités énormes, des tonnes et des tonnes. Mais, je n’ai pas très bien compris, mais il semble que ce papier, surtout à la fin, il ne le voyait jamais. C’étaient en fait des télex qui le faisaient valser de la Norvège ou la Suède vers la Suisse, puis la France, par Belgique interposée ..

Inspecteur – Mais dites donc, c’est un malin finalement … J’en déduis : aucune nuisance professionnelle.

Docteur – Non. J’en viens à la rubrique Accident. Il semble qu’à partir du moment où il est sexagénaire, il accumule. D’abord, poignet cassé.

Inspecteur – Au ski ?

Docteur – Non, tout bêtement en montant sur deux tabourets diabolos pour décrocher un rideau.

Inspecteur – Ce n’est pas un ingénieur, votre Monsieur Legrand, plutôt un doux rêveur.

Docteur – Pensez qu’il aurait pu se tuer s’il était tombé du côté rue. En plus, il était tout seul, et imaginez qu’avec son poignet cassé, il a pris tout seul sa voiture pour aller se faire plâtrer à l’hôpital. Ensuite, deux genoux opérés, le chirurgien étant son propre fils.

Inspecteur – Oh là! C’est de la folie. Il ne sait pas qu’on ne doit jamais se faire opérer dans sa famille .. Tout ce que vous me dites est inquiétant. Vous vous doutez bien que ce carnet de santé a des arrière-pensées économiques. Ce sont les caisses de retraite des cadres qui sponsorisent cette action. Monsieur Legrand, avec toutes ses aventures, n’aurait jamais dû dépasser la soixantaine. Maintenant qu’il a passé le cap, il est parti lui aussi pour être centenaire. Ça va coûter chaud aux caisses … Comment expliquez-vous cette santé indécente ?

Docteur – Écoutez, je vois trois raisons. La première, ce sont ses femmes.

Inspecteur – Il en a plusieurs ? Courageux …

Docteur – Il en a trois : sa vraie femme, qui le dorlote, lui cuisine de bons petits plats, lui installe des douillettes.

Inspecteur – Il est très gâté ce Monsieur …

Docteur – Ensuite, sa fille, adorable avec lui, et sa petite fille unique qui le fait craquer.

Inspecteur – Ca fait une raison, la seconde ?

Docteur – Le milieu ambiant de Saint-Jean de Luz : pluie, brouillard, jamais de soleil pour lui abîmer la peau …

Inspecteur – Et la troisième ?

Docteur – C’est la Nivelle et Richard : un club où l’on golfe sur un parcours merveilleux, une ambiance chaleureuse, et une cuisine extra.

Inspecteur – Ouais. C’est pas tout ça, il est midi. Il est temps que nous commencions nous aussi à fréquenter Richard si nous voulons vivre comme Monsieur Legrand. Venez donc Docteur …

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